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— Ce n’est pas le grand luxe, fit remarquer Nadine Furst après un regard circulaire dans le bureau.

— Pardon ?

Avec désinvolture, elle rectifia l’angle de l’écran de l’ordinateur.

— Je pensais qu’après l’affaire DeBlass, vous auriez eu droit à un bureau un peu plus... reluisant. Avec au moins une vraie fenêtre et peut- être même de la moquette. Et regardez-moi cet ordinateur... A Channel 75, des reliques telles que celles-ci seraient mises au rebut, insista la jeune femme qui manifestement s’amusait beaucoup.

Eve lui décocha un regard excédé.

— Dites-moi, vous êtes journaliste ou décoratrice d’intérieur ? Vous commencez à m’agacer.

— J’essaie juste de vous donner du punch pour l’interview. Vous savez quoi, Dallas ? Puisque vous êtes d’humeur à vous livrer, j’aimerais aussi évoquer la femme qui se cache derrière l’insigne du policier. La vie et les amours du lieutenant Eve Dallas de la police de New York.

Elle leva les yeux au ciel.

— Ne poussez pas le bouchon trop loin.

— Qui ne tente rien n’a rien, rétorqua la journaliste en se laissant tomber dans un fauteuil. Comment est l’angle, Pete ?

— O.K., marmonna le cameraman après vérification.

— Pete est un homme laconique, commenta Nadine. Exactement comme je les aime. Souhaitez-vous vous recoiffer ?

Par réflexe, Eve faillit se passer la main dans les cheveux, mais retint son geste à temps. La perspective de cette interview la mettait très mal à l’aise. Elle détestait les caméras.

— Non.

— Comme vous voulez.

La journaliste sortit un petit poudrier de son sac à main, se repoudra le nez et vérifia son maquillage. Après un dernier raccord de rouge à lèvres, elle croisa ses jambes avec élégance et se tourna vers la caméra.

— Prête.

— Ça tourne, annonça Pete.

— Ici Nadine Furst, en direct du bureaudu lieutenant Eve Dallas au Central de la police de New York. Lieutenant Dallas, merci tout d’abord de m’avoir accordé cette interview exclusive sur les homicides du procureur Cicely Towers et de la célèbre actrice Yvonne Metcalf. Selon vous, ces meurtres sont-ils liés ?

— Aucun doute n’est permis. Le rapport du médecin légiste a confirmé que les deux victimes avaient été tuées par la même arme.

Eve prit le coupe-papier sur son bureau. D’un geste brusque, elle fit mine de lui taillader la gorge.

— Comme ceci.

Prise au dépourvu, la journaliste sursauta dans son fauteuil.

— Les victimes n’ont pas eu le temps d’appeler à l’aide. La mort a été quasiment instantanée, expliqua Eve qui jubilait en son for intérieur.

— En d’autres termes, l’assassin a agi très vite, enchaîna Nadine, retrouvant aussitôt son aplomb. Lieutenant, une attaque frontale n’implique-t-elle pas que les victimes connaissaient leur meurtrier ?

— Pas forcément. Néanmoins, l’absence blessures dues à des gestes d’autodéfense semble mener à cette conclusion.

Eve brandit à nouveau son coupe-papier direction de Nadine qui, par réflexe, porta main à sa gorge.

— Vous voyez ? Simple réflexe.

— Intéressant, commenta la journaliste eut du mal à réprimer un froncement de sourcils agacé. Lieutenant, le décès du procureur Towers remonte maintenant à trois semaines, et toujours aucune arrestation. L’opinion publique s’inquiète. A votre avis, quel peut être le mobile d’actes aussi barbares ? L’amour, la haine, la cupidité, la jalousie ? Vous avez sûrement établi un profil psychologique ?

— Bien entendu. Celui-ci est d’ailleurs très instructif et, avec les autres éléments dont je dispose, je puis vous assurer que je ne tarderais pas à démasquer le meurtrier, répondit Eve avec un regard appuyé en direction de la caméra. Et croyez-moi, la justice de ce pays saura lui infliger le châtiment qu’il mérite.

— Les habitants de New York comptent sur vous. C’était Nadine Furst, de Channel 75.

Elle marqua une pause, puis hocha la tête avec satisfaction.

— Pas mal, Dallas. Pas mal du tout. L’interview passera au journal de vingt heures, puis au flash de minuit.

— Parfait. Pourrais-je vous parler une minute en privé ? s’enquit Eve.

— Tu peux prendre une pause, Pete.

Avec un haussement d’épaules, le cameraman quitta le bureau.

— Une question entre nous, commença Eve. Combien de temps d’antenne pouvez-vous m’accorder ?

— Pour ?

— Pour me montrer. Le plus possible.

— Je me disais bien que ce petit cadeau : cachait un piège, soupira Nadine. Je dois avouer que vous me décevez, Dallas.

— Cet après-midi, je suis appelée à témoigner au procès Mondell. Pouvez-vous y envoyer une caméra ?

— D’accord. Ce n’est pas l’événement du jour, mais on peut en passer quelques images, répondit Nadine Furst en sortant son agenda.

— Et puis il y a cette réception au New Astoria ce soir.

— L’actualité mondaine n’est pas de mon ressort, dit la journaliste avec un sourire railleur, mais je vais voir ce que je peux faire.

— Durant les deux prochains jours, je vous informerai au fur et à mesure de mes apparitions publiques, enchaîna Eve, ignorant son sarcasme.

— Quelle frénésie, lieutenant ! A ce rythme, bientôt la gloire et la fortune. J’espère que cela vous laissera le temps de démasquer votre meurtrier. Si vous voulez, je peux vous trouver un imprésario.

Tapotant des doigts sur son bureau, Eve lui lança un regard de défi.

— Je savais que vous étiez journaliste, mais je découvre que vous êtes aussi spirituelle, lui lança-t-elle d’un ton cinglant.

— Et moi je croyais que votre boulot consistait à protéger les citoyens, pas à vous faire mousser, rétorqua-t-elle d’un ton sec. A bientôt à l’écran, lieutenant.

La journaliste se leva d’un bond et attrapa rageusement son sac par la bandoulière. Amusée, Eve se cala dans son fauteuil.

— Mademoiselle Furst, tout à l’heure dans l’interview, vous avez oublié un mobile élémentaire chez les meurtriers : la soif du sensationnel.

— Merci du renseignement ! répliqua Nadine en ouvrant brutalement la tête.

Soudain, sa main se pétrifia sur la poignée. Quand la jeune femme se retourna, son visage était blanc comme la craie.

— Avez-vous perdu l’esprit ? Ne me dites pas que vous voulez servir d’appât !

— Je vous ai choquée tout à l’heure, n’est-ce pas ? demanda Eve qui étendit les jambes sur son bureau avec un sourire satisfait. Eh bien il y a fort a parier que cet étalage médiatique excède aussi le meurtrier. Sale petit flic minable qui tire toute la couverture à elle ! Voilà ce qu’il va penser.

Nadine Furst vint se rasseoir.

— Ce n’est pas à moi de vous apprendre votre métier, mais...

— Ce n’est qu’une intuition, l’interrompit Eve, l’air songeur. Avec ces reportages incessants, je risque peut-être seulement de me couvrir de ridicule.

— Ou de vous prendre un couteau dans la gorge. Je crois que vous regardez regardé trop de vieux films, lieutenant. Enfin, après tout, pourquoi pas ? J’accepte de vous fournir la couverture médiatique que vous demandez, mais j’espère que vous savez ce que vous faites.

— Merci de votre aide. Oh, encore un détail, ajouta-t-elle, tandis que Nadine Furst se levait. Si j’ai vu juste, l’assassin vise essentiellement les femmes très médiatisées. Prenez garde à vous, mademoiselle Furst.

Avec un frisson, la journaliste porta une main à sa gorge.

— Merci du conseil.

 

 

Eve dormait d’un sommeil profond et rêve quand elle fut réveillée en sursaut. Tous sens en alerte, elle ouvrit les yeux dans l’obscurité et voulut dégainer son laser.

— Désolé de te réveiller, dit Connors qui se retenait de rire.

— Si j’avais été armée, tu rirais moins, crois- moi, maugréa-t-elle, vexée. Éclairage tamisé.

Aussitôt, la chambre fut baignée dans une lumière douce qui la fit cependant cligner des yeux.

— On m’attend sur FreeStar I, expliqua Connors qui se pencha pour l’embrasser.

— Un problème avec le chantier de l’Olympe ?

— Rien de grave, mais je dois m’en occuper personnellement. Je serai parti deux ou trois jours. Je vais te manquer ?

Il lui caressa la joue et, du bout de l’index, effleura la fossette sur son menton.

— Peut-être un peu, mentit-elle avec un sourire malicieux, mais elle ne put résister à son air faussement malheureux. Tu vas me manquer beaucoup.

— Je préfère ça. Tiens, enfile ton peignoir. Avant de partir, je veux te montrer quelque chose.

— Tu pars maintenant ?

— Le vaisseau est prêt au décollage, mais il attendra.

Il la prit par la main et l’entraîna vers l’ascenseur.

— Tu n’as plus aucune raison de te sentir mal à l’aise ici en mon absence. Eve, c’est aussi ta maison désormais, lui murmura-t-il, tandis qu’ils descendaient.

— De toute façon, je vais être très occupée.

L’ascenseur passa en mode horizontal.

— Nous n’allons pas au rez-de-chaussée ? Je m’imaginais que tu voulais un au revoir romantique sur le perron.

Quel labyrinthe ! songea-t-elle à l’instant où la porte coulissante s’ouvrit sur une pièce qu’elle ne connaissait pas encore. Un peu inquiet, Connors glissa un bras autour de ses épaules. Eve découvrit un studio spacieux, aménagé avec goût en espace de travail à la fois fonctionnel et esthétique. Comme à son habitude, Connors n’avait pas lésiné sur les moyens : une console laquée de noir permettait de joindre par interphone-vidéo chaque pièce de la maison et près d’un confortable canapé rouge carmin se trouvait une installation multimédia aussi élégante que sophistiquée, offrant musique et vidéo ainsi qu’un immense écran-hologramme doté de dizaines d’options de visualisation. Une paroi de verre dépoli le séparait d’une petite cuisine équipée qui s’ouvrait sur une terrasse. Mais quelle ne fut pas sa stupéfaction de reconnaître parmi le mobilier luxueux les quelques affaires de son appartement auxquelles elle tenait le plus ! A pas lents, Eve foula le magnifique parquet de chêne ciré. Même son vieux bureau tout abîmé trônait sur un splendide tapis aux tons verts et bleus provenant sans doute des usines de Connors en Orient. Eve n’en croyait pas ses yeux. Personne ne lui avait jamais offert de cadeau aussi somptueux.

Se méprenant sur son silence, Connors fourra ses mains dans ses poches avec nervosité.

— Tout as été programmé pour obéir à ta voix et à tes empreintes digitales, expliqua-t-il Tu peux changer ce qui ne te plaît pas.

Elle caressa le dossier d’une superbe méridienne coordonnée au canapé, incapable du moindre mot tant son émotion était grande.

— Si tu ne te sens pas à l’aise en mon absence, tu peux toujours te barricader dans cet appartement. Même si je suis là, d’ailleurs, ajouta-t-il, à la fois inquiet et agacé par son mutisme prolongé. Maintenant, je dois partir, Eve.

Elle se tourna vers lui comme dans un brouillard.

— Tu as fait tout ça pour moi...

— Tu ne sembles pas comprendre que je suis prêt à tout pour toi, Eve, répondit-il en se dirigeant vers l’ascenseur.

Consciente qu’elle l’avait blessé, elle le rejoignit devant la porte.

— Attends, je ne t’ai même pas dit au revoir, murmura-t-elle avant de l’embrasser avec une ferveur qui le fit fondre. Merci, Connors.

Eve pressa à nouveau ses lèvres sur les siennes.

— A bientôt, Eve, dit Connors en lui ébouriffant ses mèches d’un geste possessif. Tu n’en fais qu’à ta tête, je le sais bien, mais ne prends pas de risques inutiles.

Il monta dans l’ascenseur.

— Je t’aime, murmura-t-elle au moment où la porte se refermait.

La dernière chose qu’elle aperçut de Connors fut son sourire rayonnant.

 

 

— Tu as trouvé quelque chose, Feeney ?

— Peut-être...     ‘

Malgré l’heure matinale, il avait déjà l’air harassé. Eve programma deux cafés très serrés sur son AutoChef.

— Tu débarques dans mon bureau à huit heures du matin avec des valises sous les yeux comme si tu n’avais pas fermé l’œil de la nuit et tout ce que tu trouves à dire, c’est « peut-être » ?

— J’ai cuisiné l’ordinateur.

Cherchant à gagner du temps, Feeney sirota son café, croqua une ou deux noix de cajou, se gratta l’oreille avec indécision.

— Je t’ai vue à la télé hier soir. Enfin, ma femme. Selon elle, tu étais resplendissante.

— Viens-en droit au but, Feeney.

— La femme du commandant semble impliquée dans notre affaire.

— Quoi ?

Feeney bondit de son fauteuil et arpenta la pièce de long en large.

— David Angelini a effectué plusieurs dépôts importants sur son compte personnel : deux cent mille dollars en quatre versements ces quatre derniers mois. Le dernier a été enregistré deux semaines avant le meurtre de sa mère.

— Et ce serait la femme du commandant qui...

— En plein dans le mille. En contrôlant les transactions, je suis remonté jusqu’à elle. L’argent transitait par la New York Bank d’où Angelini le faisait virer sur son compte personnel. Ensuite, il le retirait en grosses coupures à un distributeur automatique sur Vegas II.

— Bon sang, pourquoi ne m’a-t-elle rien dit ? murmura Eve, les poings pressés sur ses tempes.

— Ces transactions n’avaient rien de clandestin, s’empressa d’ajouter Feeney. Elles apparaissent sur les relevés du compte personnel de Mme Whitney.

Il s’éclaircit la gorge.

— Écoute, Dallas. Il fallait que je vérifie. Ses avoirs personnels ont fondu de moitié. Angelini la saignait à blanc !

— Un chantage ? s’interrogea Eve qui se forçait à garder la tête froide. Peut-être avaient-ils une liaison et Angelini menaçait de tout révéler.

Leurs regards se croisèrent.

— Nous sommes obligés d’en parler au commandant, dit Eve avec gravité.

— Je savais que tu dirais ça.

Elle se leva.

— Allons-y tout de suite.

— La mine lugubre, Feeney sortit une disquette de sa poche et la lui tendit.

— A la réserve, ils gardent encore que vieux modèles de gilets pare-balles, suggéra-t-il avec un humour grinçant. Avec la salve qui nous attend...